top of page

INGRES, HÔTE DE Mgr DUPANLOUP À ORLÉANS

Par Christian Jamet [1]

Portrait Ingres - Pierre Petit
Mgr DUPANLOUP - Ingres

Pierre Petit, J. A. D. Ingres

photographie, vers 1862

Franck, Mgr Félix Dupanloup

photographie, vers 1873

Deux éminents voisins

 

          Chaque année, entre 1853 et 1866, Ingres séjourne de juin à la Toussaint dans la petite cité loirétaine de Meung-sur-Loire. Veuf de Madeleine Chapelle et devenu époux, en secondes noces, de Delphine Ramel, il s’est en effet rendu propriétaire de la « maison du Change », une spacieuse demeure sise en bord de Loire qu’il possède de moitié avec son beau-frère, maître Guille, notaire et futur maire de la ville (1870-1876). Le peintre y dispose d’un atelier, le troisième avec ceux du quai Voltaire, à Paris, où il est domicilié, et celui de l’Institut de France, institution dont il est membre depuis 1825, au sein de l’Académie des beaux-arts. Orléans n’est qu’à quelques minutes de Meung, en voiture à cheval ou par le train, depuis 1846. Il est donc a priori aisé de s’y rendre en voisin, à la faveur d’une invitation. Deux documents attestent ainsi la présence d’Ingres dans la cité johannique, en 1857 et 1858, où il se trouve être l’invité de Mgr Félix Dupanloup.

          Orateur et polémiste, nommé évêque d’Orléans en 1849, ce prélat est alors une figure marquante de l'Église et de la politique française. Entre 1844 et 1850, il a pris une part active  à l’action entreprise par Lacordaire et Montalembert en faveur de la liberté de l’enseignement. Élu membre de l’Académie française en 1854, particulièrement attaché au domaine de l’éducation, il a notamment la haute main sur le petit séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin, établissement scolaire renommé qui n’accueille pas seulement de futurs prêtres, mais également des élèves destinés à des fonctions diverses, souvent issus des familles les plus huppées de France et de l’étranger. À l’approche des vacances d’été, fin juillet, la traditionnelle distribution des prix, mais aussi la représentation théâtrale qu’ont préparée les élèves font invariablement l’objet de l’invitation par l’évêque d’hôtes prestigieux, princes de l’Église ou éminentes personnalités de la vie civile. Dans la cour d’honneur du petit séminaire de La Chapelle ou encore à Orléans, dans le palais épiscopal ou la salle de l’Institut, sont ainsi notamment présentées, dans le texte original, des tragédies de Sophocle et d’Eschyle entrecoupées de chœurs tirés d'Antigone et d'Œdipe à Colone de Felix Mendelssohn, traduits pour l'occasion et chantés eux-mêmes en grec ancien par les élèves.

Œdipe à Colone dans les salons de l’évêché d’Orléans

          C’est ainsi que dans une lettre du 25 juillet 1857, Ingres, alors en villégiature à Meung selon son habitude, accepte une invitation de Mgr Dupanloup qui le convie à une représentation d’Œdipe à Colone de Sophocle dans le palais épiscopal d’Orléans. L’artiste se dit « heureux de profiter de cette occasion pour connaître personnellement l’Éminent Prélat que tous les membres de l’Institut s’honorent de compter dans leurs rangs [2] ». Quelques années plus tard,  un article de la presse féminine de l’époque, le Journal des demoiselles et Petit courrier des dames, évoque ce spectacle auquel assistait également un confrère académicien de Mgr Dupanloup, Abel-François Villemain, écrivain, universitaire et homme politique :

 

« Nous avons […] assisté, dans un cadre restreint mais très intéressant, à la représentation d’Œdipe à Colone. C'était chez feu Mgr Dupanloup, dans les salons de l'évêché, à Orléans. L'éminent prélat soutenait alors les beautés de l'art grec contre leurs détracteurs. II avait imaginé de distribuer aux élèves de son petit Séminaire les rôles du drame pathétique que l'ingratitude de ses fils inspira, dit-on, à Sophocle vieilli : Antigone fut admirable de grâce, de tendresse, de charme ingénu sous les traits d'un joli blondin, dont la démarche et les allures féminines faisaient complètement illusion. Nous nous rappelons encore les applaudissements dont MM. Ingres et Villemain, assis au premier rang des spectateurs, donnaient le signal, et l'enchantement du bon évêque.[3] »

Une messe de l’Assomption dans la cathédrale Sainte-Croix

          Le 15 août 1858, alors qu’il séjourne de nouveau à Meung,  Ingres assiste cette fois à une messe de Mgr Dupanloup, en compagnie de son beau-frère Guille, dans la cathédrale Sainte-Croix. Il ne tarde pas à mentionner cette cérémonie fastueuse dans une lettre du vendredi 20 août 1858 adressée à son ami Marcotte d’Argenteuil, non sans avoir évoqué, au préalable, sa demeure et ses activités magdunoises : 

 

« Notre habitation est charmante, honnête, confortable, beaux fruits du jardin, la paix, excepté que le bruit de Paris, nous l’avons changé pour le bruit des enfants : mais il en faut toujours un peu. Cela serait trop monotone […]. Pour remplir cependant tous les vides, je travaille quatre, cinq et six heures quelquefois, par jour ; je m’amuse beaucoup à y faire des dessins, de mes propres ouvrages que je mets au net. J’ai fait le saint Symphorien, le Romulus, un colorié de Charles X en costume de sacre, et autres…

» Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans, me fait l’honneur de m’inviter de la manière la plus honorable  ! C’est, vous le savez un prélat de haute distinction, son grand talent le met souvent sur la ligne des Bossuet. Il est lui-même haut directeur de son petit Séminaire de La Chapelle, admirable Collège où il y a une église et deux chapelles séparées, il veut y mettre des peintures et [je] lui ai offert mes bons offices pour le choix des sujets et des artistes qui seront pris dans mes Élèves [4] !

» Je lui manifestai le désir d’entendre la messe épiscopale dans Sainte-Croix le jour de l’Assomption moi et mon beau-frère, non seulement, nous fûmes bien placés, mais il nous invita à dîner après la Cérémonie Religieuse en grande pompe et je me suis cru à Notre-Dame tant cela était beau. Après le dîné (sic), il nous a montré lui-même et le chanoine sacristain, la sacristie où j’ai vu plusieurs beaux tableaux, entre autres un beau Jouvenet, N.-S. au jardin des Oliviers [5] , un Christ de Zurbaran [6] , et autres de Vouet [7] . Ensuite conduit au grand séminaire j’y ai déniché un petit tableau de Lesueur, le Sacrifice d’Abraham, un petit St Bruno, et un de Vouet, grandeur naturelle, la Vierge et St Ignace. Je n’ai rien vu de plus beau que la figure du saint, comparativement !

» Dans tout cela vous voyez cher ami une vie assez active mais c’est un repos à côté de la vie de Paris, où je ne désire surtout retourner qu’à cause de mon Jésus, que je veux finalement terminer dans cette année… [8] »

 

          Il n’est évidemment pas impossible que d’autres rencontres aient eu lieu entre Ingres et Mgr Dupanloup à Orléans. La recherche reste ouverte. Se fondant pour sa part sur un témoignage de la famille Guille à Gaston Hochard [9] , Daniel Ternois affirme qu’Ingres a « plusieurs fois » présidé la distribution des prix à La Chapelle-Saint-Mesmin et que Mgr Dupanloup était reçu « chaque année » à Meung-sur-Loire où il rendait visite à son confrère de l’Institut [10] .

Avril 2024

 

 

Notes

[1] Notamment auteur de « La maison du Change de M. Ingres », Le Loiret des écrivains et des artistes (Orléans, Corsaire Éditions, 2016 ) et de M. Ingres et Magdeleine (roman, Paris, L’Harmattan, 2004). L'article qui suit a initialement été publié dans le journal Magcentre du 19 avril 2024.

[2] Lettre d’Ingres (adressée, selon toute vraisemblance, à Mgr Félix Dupanloup) citée par Daniel Ternois dans une note relative à la lettre d’Ingres du 20 août 1858 à Marcotte d’Argenteuil. In  Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil, présentées et annotées, Daniel Ternois, Librairie des Arts et Métiers-Éditions Jacques Laget, 1999.

[3] Journal des demoiselles et Petit courrier des dames, 17 septembre (1885 -?-), n° 9, extrait de l’article « Causerie », signé T. B.

 

[4] Il ne semble pas que les peintures (murales ?) qu’Ingres proposait à ses élèves aient été réalisées.

[5] Le Christ au jardin des Oliviers de Jean Jouvenet (1644-1717) - 390 x 250 cm, cathédrale d’Orléans - serait une réplique du tableau des Beaux-Arts de Rennes ; il provient du prieuré des bénédictins de Notre-Dame de Bonne Nouvelle (note de Daniel Ternois, op. cit.).

[6] Provenance incertaine du Christ portant sa croix de Zurbaran (note de Daniel Ternois, op. cit.).

[7] Anciennement attribuées à Simon Vouet, les quatre toiles de la Passion ont été attribuées à François Perrier, enfin données à Jacques de Létin par Jacques Thuillier (note de Daniel Ternois, op. cit.).

[8] Ingres à Marcotte d’Argenteuil, lettre 105, vendredi 20 août 1858, op. cit.

[9] Gaston Hochard, Ingres à Meung-sur-Loire, Mercure de France, tome CI, année 1913

[10] Lettres d’Ingres à Marcotte d’Argenteuil – Dictionnaire par Daniel Ternois, p. 151, Librairie des Arts et Métiers-Éditions Jacques Laget, 2001

    

.

bottom of page