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GAUGUIN : LA PART DE L'ESPRIT

« Mon âme n’est pas irréligieuse. »

    Paul Gauguin, Diverses choses

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Paul Gauguin, Portrait de l'artiste au Christ jaune, entre 1890 et 1891,

38 x 46 cm, huile sur toile, Musée d’Orsay

      En 1897, dans un préambule à L’Église catholique et les temps modernes inclus dans Diverses choses, Paul Gauguin affirme sans ambages qu’ « il faut tuer Dieu ». Volontiers provocateur, ouvertement libertin et ne manquant jamais une occasion de témoigner de son anticléricalisme, sans doute l’hôte de la « Maison du jouir » a-t-il largement contribué à sa réputation d’« ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête », selon le jugement post mortem de l’évêque des Marquises, Mgr Martin, en 1903. Nombre de commentateurs, tels qu’Octave Mirbeau ou Charles Chassé, ont pourtant décelé une forme de « mysticisme » dans les assises du moi de cet être complexe, lequel assure d’ailleurs lui-même, à la suite de l’aphorisme brutal cité plus haut, ne pas avoir une « âme irréligieuse ».

      Gauguin croit en effet à la réalité de l’âme et dans ce véritable brûlot contre la religion de son enfance qu’est L’Église catholique et les temps modernes, il n’en stigmatise pas moins aussi les « matérialistes attardés  de  la  science  moderne  […]  imbus  de  l’idée  que  la  vie  animique  provient  de la matière du corps ». Leur négation obstinée d’une composante immatérielle de l’être leur vaut finalement, de la part de l’auteur, autant de hargne que celle qu’il manifeste envers l’Église romaine dont il pourfend les dogmes et l’interprétation estimée « absurde » des Écritures.

                                                                                                                                                                      1

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      Conscient que le binaire, l’antagonisme, constituent un principe universel, le peintre n’a en fait jamais cessé de cultiver la contradiction, le paradoxe. C’est ainsi, notamment, que les aspirations les plus élevées de l’esprit coexistent chez lui avec « quelques préceptes d’un pragmatisme rudimentaire », résumés, selon Charles Chassé, par une formule maintes fois inscrite sur des œuvres ou des objets familiers : « Vive le vin, l’amour  et  le  tabac  ! »  En  fait,  Gauguin s’accommode  parfaitement de voir  cohabiter  en  lui   « l’ange et la bête », pour reprendre les mots de Pascal. Certes, il demeure convaincu de la nécessité d’un contrepoint spirituel aux besoins élémentaires de notre nature : « Il faut à l’homme la foi en ce qui est beau pour combattre la bête qui est en lui », note-t-il  dans L’Esprit moderne et le catholicisme. Mais n’écrit-il pas aussi à Daniel de Monfreid, en 1902, que la part d’animalité qui nous constitue « n’est pas  tant méprisable qu’on veut bien le dire » ?  Et il ajoute : « Ces satanés Grecs, qui ont tout compris, ont imaginé Antée qui reprenait force en touchant la terre – la terre, c’est notre animalité, croyez-le bien. »  Le célèbre Portrait de l'artiste au Christ jaune du musée d’Orsay présente ainsi le peintre dans toute la dualité de sa personne, entre Jésus, symbolisant l’esprit, et la matière à laquelle renvoie la tête « sauvage » grimaçante d’un pot en terre cuite anthropomorphe, posé à sa gauche.

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      Le questionnement religieux et métaphysique occupe en tout cas une place essentielle dans la part  que Gauguin accorde à  l’esprit.  En 1902, le peintre-écrivain s’attelle à la rédaction de L’Esprit moderne et le catholicisme, version remaniée et amplifiée du manuscrit de 1897. De l’Orléanais de son enfance aux îles Marquises, nourri de lectures et de rencontres qui l’ont ouvert aux spiritualités les plus diverses, sans doute souhaite-t-il encore  «  tuer  »  le  Dieu « déterminé »  des

églises et des temples, cet être réduit aux dimensions humaines, « tout petit et mesquin […] qui a ses fantaisies, est courroucé souvent et s’apaise à la supplication des petites créatures qu’il a mises au monde (1) ». Principe premier de l’univers, le Dieu indéfinissable du peintre d’Iva Oa se confond pour sa part avec l’infini. Il est celui de l’« Insondable Mystère », « si doux aux poètes et aux âmes sensibles (2) », au sein d’une  vaste  « religion du l’humanité »,  sans  credo  ni  culte,  mais  dans  laquelle  la  figure  de  Jésus,   « magnifique de beauté et de grandeur (3) », trouve pleinement sa place aux côtés de Bouddha ou des divinités recréées du panthéon maori, dans un esprit de syncrétisme.

Ci-dessus : Paul Gauguin La Cène, 1899, détail, ensemble p. 24

1 - Diverses choses

2 - Ibid.

3 - L’Église catholique et les temps modernes

 

                                                                                                                                                                                                2

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LA FORMATION CATHOLIQUE DU JEUNE GAUGUIN

Le petit séminaire d’Orléans

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      Appréhender Gauguin sous l’angle de la spiritualité suppose de remonter jusqu’à la source de cette disposition d’esprit, autrement dit aux années orléanaises du jeune Paul, période dont on parle généralement très peu, malgré son importance semble-t-il cruciale.  À partir de 1855, à son retour du Pérou où son père, mort en 1849 durant la traversée, comptait fonder un journal républicain, Paul Gauguin a passé environ neuf années à Orléans, berceau de sa famille paternelle.

      C’est le 6 octobre 1859, à l’âge de 11 ans, qu’il a fait son entrée au petit séminaire établi  à  quelques  kilomètres  de  la ville, à

La Chapelle-Saint-Mesmin. Depuis sa fondation, en 1846, l’établissement était placé sous la houlette de l’évêque du diocèse. C’est en l’occurrence Mgr Félix Dupanloup, nommé à Orléans en 1849, qui présidait aux destinées du petit séminaire, assisté du supérieur, l’abbé Albert Hetsch au temps de Gauguin.

      Dans Avant et après, le peintre reconnaît lui-même la qualité de l’enseignement qu’il a reçu :  «  À onze ans j’entrai au petit séminaire où je fis des progrès très rapides… Je ne dirai pas comme Henri de Régnier que cette éducation n’entre en rien dans mon développement intellectuel. Je crois, au contraire, que cela m’a fait beaucoup de bien. » Une grande variété de disciplines était proposée dans cette école renommée, tant sur le plan scientifique que littéraire, mais il va de soi que l’enseignement religieux occupait une place essentielle dans le système éducatif dont il constituait, en quelque sorte, la clé de voûte. Tel est le contexte dans lequel s’inscrivent les années d’études du jeune Gauguin, entre la classe de sixième et celle de quatrième. S’ajoutant à une pratique du catholicisme dès sa petite enfance péruvienne au sein de la  très  pieuse  famille  maternelle  des  Tristan  y Moscoso (dans Avant et après, l’auteur fait allusion à la « petite négresse »  qui devait « selon la règle porter le petit tapis à l’église et sur lequel on prie »), pratique suivie d’une probable catéchisation peu après l’arrivée de Paul à Orléans, vers l’âge de sept ans, la formation religieuse reçue dans la maison d’éducation de Mgr Dupanloup va profondément marquer l’enfant puis l’adolescent. De fait, jusqu’à la fin de sa vie, malgré une remise en cause radicale des dogmes de l’Église et un intérêt pour le comparatisme religieux en vogue à son époque, Gauguin a continué d’appréhender la spiritualité à partir des figures bibliques, des concepts théologiques et des textes sacrés de ses jeunes années. Cette culture chrétienne a constitué la base d’une réflexion spirituelle permanente dont il a, pour une large part, nourri son œuvre.

                                                                                                                                                                         3

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Eugène Disdéri, photographie, année scolaire 1861-1862 :  les professeurs du petit séminaire

de La Chapelle-Saint-Mesmin (et parmi eux ceux de Paul Gauguin, alors en 4e) autour de Mgr Dupanloup.

      Dans son traité intitulé De l’éducation, Mgr Dupanloup est formel : « œuvre divine », l’éducation a d’abord pour but de ramener à Dieu l’enfant « tombé du ciel » en lui redonnant « les ailes de l’ange », une créature  surnaturelle  dont  les  images  auront  manifestement  un  grand retentissement dans l’imaginaire  de  Gauguin,  comme l’attesteront plusieurs de ses œuvres. Rendre  à  l’enfant  sa  nature  perdue passe

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évidemment, dans la perspective spirituelle de l’évêque, par une lutte contre sa propension au mal, car l’homme a été corrompu par le péché originel, cette faute initiale qui l’a exclu du jardin d’Éden, le Paradis terrestre, et dont la conséquence la plus terrible, aux yeux de l’Église est, sans conteste, la  « sensualité », terme désignant pudiquement l’attirance sexuelle.

Ci-contre : Paul Gauguin, Ia Oana Maria (Je vous salue Marie), 1891, détail (l’ange de l'Annonciation)

      Devenu adulte et détaché du catholicisme, Gauguin ne cessera curieusement de revenir sur ce lien établi dans son enfance entre la sexualité et le péché, un lien qu’il contestera fermement, car le prétendu péché de « donner son corps », notera-t-il dans le Cahier pour Aline, est « largement racheté par le plus bel acte du monde, la création, acte divin en ce sens qu’il est la continuation de l’œuvre du créateur ». Paradoxalement, comme nous le verrons plus loin, les multiples versions de la tentation d’Ève n’en révèleront pas moins chez le peintre une forme de nostalgie d’un paradis antérieur à toute faute, dans lequel la nudité et le sexe n’étaient pas une source de vice ; ce qu’il retrouvera un peu chez les « sauvages ».

                                                                                                                                                                                                     4

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Une religion omniprésente et une « culture de la vision intérieure »

      Il paraît important de souligner qu’à La Chapelle-Saint-Mesmin, plus encore, semble-t-il, que dans tous les petits séminaires de l’époque, la transmission des principes théologiques et des fondements scripturaires de la foi catholique ne se limitait pas à un enseignement ponctuel. C’était en effet l’ensemble de la vie scolaire qui se trouvait imprégné de religion. La messe quotidienne de 5h 45 était naturellement obligatoire pour tous les élèves, après quoi, lus ou récités par cœur (4) au début des leçons, des versets de l’Évangile ponctuaient la matinée, de la salle de cours au réfectoire, sans oublier la prière de l’Angélus et les exercices spirituels proposés par Mgr Dupanloup pour stimuler la foi. Parmi ceux-ci, la méditation occupait une place essentielle : « C’est dans cet exercice qu’il faut apprendre aux enfants à entrer en eux-mêmes », précisait l’évêque dans le traité d’éducation déjà cité.

      L’imagination d’un jeune élève ne pouvait semble-t-il que s’enflammer à l’occasion  de ce retour sur soi-même lorsqu’un récit biblique ou hagiographique venait illustrer la parole édifiante du jour. Comment ne pas songer ici à la future Vision après le sermon, célèbre toile bretonne de l’année 1888, dans laquelle Gauguin montre précisément l’effet d’un prêche sur l’imagination de dévotes bretonnes, au sortir de leur église paroissiale ? Sur un fond rouge vif, la diagonale d’un arbre sépare l’espace réel de l’espace imaginaire, commun aux personnages, dans lequel se déroule l’épisode biblique du combat de Jacob avec l’ange, évoqué quelques instants plus tôt par le curé dont le visage, à droite, n’est pas sans rappeler celui de Gauguin. Au fond, à travers la « vision » de ces Bretonnes à la foi naïve, le peintre n’offrirait-il pas une sorte d’image distanciée de lui-même au temps des exercices spirituels de son enfance ?

Paul Gauguin, La Vision après le sermon ou La Lutte de Jacob avec l’ange, 1888,

huile sur toile, 72,2 × 93 cm, Édimbourg, National Galleries of Scotland

4 - Les écrits théologiques de Gauguin laissent supposer que le peintre-écrivain cite de mémoire de nombreux passages des Évangiles à l’appui de ses démonstrations, car, en dehors du nom de l’auteur, il ne donne jamais la référence précise des versets. Ajoutons que les indications relatives au petit séminaire de la Chapelle-Saint-Mesmin proviennent, pour l’essentiel, de l’ouvrage d’Émile Huet qui fut élève de l’établissement à l’époque de Gauguin : Le Petit Séminaire de La Chapelle-Saint-Mesmin…, Herluison, 1905.

                                                                                                                                                                                                                   5

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      Quoi qu’il en soit, ce processus psychologique d’images nées de sermons ou de récits témoigne indéniablement de ce que Debora Silverman a nommé une « culture de la vision intérieure (5) », laquelle a durablement marqué Gauguin. Il est en effet bien connu que le peintre s’est assez vite démarqué des Impressionnistes avec lesquels il a exposé à ses débuts, car ceux-ci lui ont semblé négliger l’esprit au profit exclusif de l’œil : « Ils cherchèrent autour de l’œil et non au centre mystérieux de la pensée… Il y a physique et métaphysique. », note-t-il dans Diverses choses. Le projet artistique de Gauguin n’est en rien fondé sur une représentation naturaliste du réel, mais sur la vision qu’en a l’esprit :  « Mon centre artistique est dans mon cerveau et pas ailleurs », écrit-il à sa femme en mars 1892 et cela ne semble pas a priori tout à fait étranger à la culture chrétienne du petit séminaire, précisément orientée vers l’intériorité de l’être, le retour sur soi-même (6).

 

Le catéchisme de Mgr Dupanloup

      L’éveil spirituel des élèves passait évidemment aussi par une catéchèse rigoureuse. Bien distincts des autres cours, ceux de catéchisme avaient lieu le dimanche et étaient dispensés dans une chapelle par un prêtre en habit de chœur, afin de souligner le caractère sacré de cet enseignement. Fondé sur un système de questions et de réponses, le catéchisme  diocésain  se  voulait,  selon  les  termes  mêmes  de l’évêque qui en était l’auteur, l’« expression abrégée des vérités de la foi catholique », une « théologie élémentaire, mais profonde, et mise à la portée de toutes les intelligences ».

      Sollicitant tout à la fois la réflexion et l’imagination dans sa mise en œuvre pédagogique, ce catéchisme devait surtout s’inscrire durablement dans les esprits, être  « imperturbable de mémoire », soulignait Mgr Dupanloup, et donc être lui aussi appris par cœur. Mais il est un autre aspect sur lequel il faut insister : ce catéchisme entendait non seulement constituer un exposé des fondements de la foi chrétienne, mais être également une manière d’anticiper un questionnement sur l’existence ; autrement dit, c’était un éveil à la philosophie. Et Mgr Dupanloup de citer, à l’appui de son propos, le philosophe Théodore Jouffroy, caution d’autant plus précieuse à ses yeux qu’il s’agissait d’un rationaliste : « Il y a un petit livre, qui est le catéchisme ; vous y trouverez une solution à toutes les questions que j’ai posées, oui, à toutes sans exception. Demandez au chrétien d’où vient l’espèce humaine, il le sait ; où elle va, il le sait. Comment elle va, il le sait.»  (Entretiens sur le catéchisme)

      Parmi d’autres sources possibles, comment ne pas songer à l’enseignement religieux du petit séminaire à travers le titre donné au fameux tableau de 1897, à un moment où le peintre, désespéré, songeait à se donner la mort : D’où venons-nous ? Que sommes-Nous ? Où allons-nous ? Trois questions existentielles fondamentales qui n’ont manifestement pas cessé de tarauder l’esprit de Gauguin. On peut dire, sans exagérer, qu’il est resté habité, sa vie durant, par des thèmes métaphysiques tels que le sens de l’existence, Dieu, la nature de l’âme et son devenir après la mort… thèmes dont il faut chercher l’origine dans l’éducation de son enfance.

 

5 - Van Gogh and Gauguin - The Search for Sacred Art, 2000

6 - Dans Avant et après, Gauguin souligne toutefois aussi qu’en dehors de toute pratique religieuse, la vie quotidienne au petit séminaire l’avait habitué à une forme d’introversion : « Je me suis habitué là à me concentrer en moi-même … »

 

                                                                                                                                                                              6

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Ci-dessus : Paul Gauguin, Autoportrait, , s. d., fusain sur papier, Strasbourg, musée d’Art moderne et contemporain

Paul Gauguin,  D’où venons-nous ? Que sommes-nous ? Où allons-nous ? 1897-1898,

huile sur toile, 139,1 × 374,6 cm, Boston, Museum of Fine Arts

Le tableau se lit de la droite vers la gauche et évoque le cycle de la vie, de la naissance à la mort

(symbolisée par un personnage inspiré d’une momie péruvienne), en passant par l’âge adulte (la figure centrale).

      Il convient toutefois de mettre aussi en évidence les facteurs d’une remise en cause par Gauguin de la religion de sa jeunesse, au fil des lectures et des rencontres qui ont jalonné sa vie. Autant de « chemins » de réflexion qui se sont le plus souvent superposés à ceux d’un itinéraire géographique, de la terre bretonne à la Polynésie.

FACTEURS D’UNE REMISE EN CAUSE DE LA THÉOLOGIE DES JEUNES ANNÉES

La lecture de Renan

      Le conflit permanent entre la raison et la foi prend une acuité particulière dans la seconde moitié du XIXe siècle avec l’apparition de la théorie de l’évolution de Darwin (L’Origine des espèces, 1859). Toute une génération reçoit de plein fouet cet ouragan intellectuel qui s’accompagne, par ailleurs, de progrès scientifiques et techniques considérables. Esprit curieux, Paul Gauguin n’échappe évidemment pas au questionnement de toute personne nourrie de théologie chrétienne durant ses jeunes années, mais ouverte aux progrès de la connaissance. Soucieux d’adopter une posture « scientifique » dans sa quête spirituelle, il va manifestement être très marqué par les idées d’Ernest Renan.

      Si l’on ne peut établir avec certitude la date à laquelle il a lu la Vie de Jésus (1863), il est en tout cas certain qu’il a eu assez tôt ce livre entre les mains. Il s’y réfère très explicitement dans Diverses choses, reprochant d’ailleurs à l’auteur de ne pas avoir voulu ouvertement combattre l’Église romaine : « Renan a préféré la vie mondaine, les jouissances d’un honnête citoyen, restant malgré tout un obéissant séminariste. Un incrédule ? Peut-être. Un insoumis ? Non. »

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Émile Bernard, Résurrection, 1924, huile sur carton,  69 × 96 cm,

Vatican, Collection d’art moderne religieux

      Bien qu’il ait perdu la foi catholique depuis ses années de séminaire, l’historien-philosophe n’en est pas moins resté très admiratif de la figure de Jésus, lequel demeure celui « qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin », l’être en qui « s’est condensé ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature». Le problème est que sur la réalité historique de ce modèle humain s’est greffée une légende. Et l’auteur, s’appuyant à la fois sur ses connaissances philologiques et sa maîtrise de l’histoire ancienne, se livre à une déconstruction érudite des dogmes fondamentaux de l’Église catholique, analyse que Gauguin, pour l’essentiel, reprendra à son compte : négation de la divinité de Jésus, remise en question de sa résurrection (pilier de la foi chrétienne, selon saint Paul), contestation de la réalité des miracles explicables par le pouvoir de suggestion du maître, etc.

      Homme parmi les hommes et, comme eux tous , « fils de Dieu » en ce sens seulement, Jésus a néanmoins magistralement amplifié, selon Renan, un message de sagesse universel, d’inspiration divine. Gauguin retiendra ces idées, mais d’autres influences vont se manifester chez lui par la suite.

Les enseignements de Paul Sérusier et de Meijer de Haan en Bretagne, entre 1888 et 1890

      Certes, le maître de Pont-Aven n’a vraisemblablement pas lu tous les ouvrages dont ont pu lui parler deux jeunes peintres particulièrement versés dans la spiritualité et venus se former auprès de lui en Bretagne : Paul Sérusier et Meijer de Haan. Qu’importe ! Alors capable d’absorber avec rapidité, telle une éponge, « toute idée qui passe, toute suggestion »,  ainsi que l’a noté Françoise Cachin (Portrait de Gauguin par lui-même), il s’est imprégné de leurs connaissances et en a aussitôt alimenté sa réflexion comme son activité créatrice.

                                                                                                                                                                             8

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      C’est donc à Pont-Aven et, non loin de là, au Pouldu, entre 1888 et 1890, que Gauguin va fréquenter Paul Sérusier, cofondateur, en 1888, du groupe des Nabis (« prophètes » en hébreu :  « C’était un nom qui, vis-à-vis des ateliers, faisait de nous des initiés, une sorte de société secrète d’allure mystique », note Maurice Denis, théoricien du mouvement). Jeune artiste très cultivé, initié à l’hébreu, ouvert aux pratiques mystiques et passionné par l’ésotérisme, Sérusier va beaucoup instruire son maître. Ce dernier prête notamment une oreille attentive à ses discours sur la magie (ou science des mages) dont Éliphas Lévi, clerc apostat, ami de Flora Tristan (aïeule maternelle de Gauguin) fut un grand maître. Son ouvrage Dogme et rituel de la haute magie a paru en 1854.

 

        Selon l’historien d’art Vojtech Jirat-Wasiutynski, Paul Gauguin aurait entendu parler de Lévi peu avant l’automne de 1889. Il semble notamment retenir de cette figure majeure de l’occultisme l’idée d’un nécessaire équilibre  des  contraires  dans  le  mouvement  de l’univers, un  équilibre 

Ci-dessus : Georges Michelet Portrait de Paul Sérusier,1887,

huile sur toile, musée de Châteauneuf-du-Faou

source de la « Lumière astrale » - dont le peintre parlait parfois, dit-on - et dans laquelle se concentre toute l’énergie. L’être humain est lui-même constitué de contraires qui s’harmonisent. Dans Avant et après, Gauguin aborde le sujet à travers la complémentarité du bien et du mal : « On traîne son double, écrit-il, et cependant les deux s’arrangent. J’ai été bon quelquefois ; je ne m’en félicite pas. J’ai été méchant souvent ; je ne m’en repens pas. » L’autoportrait du Pouldu (p. 13) le présente d’ailleurs dans toute son ambivalence, à l’origine même de son énergie créatrice et de la mission qui en découle.  Comme l’a souligné Jirat-Wasiutynski dans un article d’Art Journal (Paul Gauguin’s Self-portrait with Halo and Snake, 1987), le peintre entend précisément se montrer ici en tant qu’initié, « mage », dans la tradition ésotérique.

 

      Gauguin semble avoir aussi profité de l’intérêt prononcé de Sérusier pour le courant spiritualiste issu des thèses de l’occultiste russe et américaine Helena Blavatsky, auteure de La Doctrine secrète (1888) et cofondatrice, dès 1875, de la Société Théosophique. Émile Bernard est devenu par la suite un membre actif de la branche française de cette association, mais nul n’a jusque-là trouvé trace d’échanges avec Gauguin à ce sujet. La théosophie (étymologiquement « sagesse de Dieu ») peut se concevoir comme une spiritualité englobant  toutes  les  religions.  Le  principe  majeur de la pensée de celle que l’on nommait communément « Madame Blavatsky » est en effet que chaque religion possède une tradition exotérique unique, distincte de toutes les autres, avec ses croyances et ses rites propres, et une seconde, ésotérique, identique à toutes les autres : c’est la « Tradition Primordiale », d’origine non humaine.

 

      Le peintre néerlandais Jan Verkade a rapporté qu’en Bretagne, son ami Paul Sérusier occupait l’essentiel de ses loisirs par la lecture d’un ouvrage dont il parlait certainement beaucoup à Gauguin. Véritable bible de l’ésotérisme, ce livre avait pour titre : Les Grands initiés – Histoire secrète des religions (1889) ; il  était  l'œuvre d’un disciple d’Helena Blavatsky, Édouard Schuré, lecteur passionné des philosophes et par ailleurs très attiré par les mystères antiques.

                                                                                                                                                                                                     9

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      Selon l’auteur, il s’avère que sous l’angle de l’initiation intérieure, l’Église catholique se borne à la révélation chrétienne dans son sens le plus primaire. Relié à Rama, Krishna, Hermès, Moïse, Pythagore ou encore Platon, Jésus apparaît en fait au bout d’une chaîne de « Grands Initiés », d’essence divine. « Derrière lui, écrit Schuré, nous apercevons, à côté et au-delà de Moïse, toute l’antique théosophie des initiés de l’Inde, de l’Égypte et de la Grèce, dont il est la confirmation éclatante. » Parmi d’autres traces d’une initiation à la pensée d’Édouard Schuré, Gauguin, évoquant Platon, Confucius et Moïse dans un passage d’ Avant et après, reprend précisément cette idée d’un Évangile qui apporte, selon ses propres termes, la « conclusion de toutes les philosophies ».

     Sous l’éclairage de la pensée ésotérique dans laquelle le religieux devient à la fois englobant et conciliable avec l’esprit scientifique, le maître de Sérusier n’a aucun mal à s’ouvrir à d’autres formes de spiritualité. En Bretagne encore, cette fois grâce au Néerlandais Meijer de Haan, venu lui aussi profiter de ses leçons de peinture en 1889 et 1890, il va découvrir cette interprétation mystique et ésotérique de la Bible qu’est la Kabbale. Mais il va aussi parfaire, à son contact, sa connaissance du bouddhisme (7) et de l’hindouisme, ou encore être initié à la pensée de l’écrivain britannique Thomas Carlyle dont le roman de 1831, Sartor Resartus (Le Tailleur retaillé, rhabillé), apparaît devant la caricature du peintre hollandais dans la salle  à  manger  de  l’auberge  du  Pouldu  (p. 13).

         Héros  de l’ouvrage  de  Carlyle,  le  Dr  Diogène  Teufelsdröeckh (8) veloppe  ce  qu’il  nomme  une « philosophie du vêtement » selon laquelle le monde des phénomènes n’est qu’un tissu, un habillage, à travers lequel l’essence céleste est rendue visible. Gauguin y voit sans nul doute une confirmation de sa conception symboliste de l’art (conçu comme un langage de signes exprimant l’invisible du monde) mais aussi, sur le plan religieux, la confirmation de la nécessité d’un décryptage des textes bibliques, d’un déchiffrement de leurs paraboles, aux antipodes de la lecture littérale prônée, selon lui, par l’Église catholique : « Me remémorant certaines études théologiques de jeunesse, écrit le peintre dans Avant et après [il songe bien sûr au catéchisme du petit séminaire] ; plus tard certaines réflexions à leur sujet ; quelques discussions aussi… J’eus l’idée d’établir un parallèle entre l’Évangile et son interprétation dogmatique et absurde par l’Église catholique. Interprétation qui amène le scepticisme et la haine à son égard. »

7 - La notion de nirvana notamment (titre d’un tableau représentant Meijer de Haan, vers 1890) lui est vraisemblablement parvenue à travers une initiation à la pensée de Schopenhauer qui s’est beaucoup intéressé au bouddhisme et dont Meijer de Hann prisait particulièrement les œuvres. De son côté, Émile Bernard aurait fait connaître à Gauguin un résumé des idées du philosophe allemand.

8 - Ce nom peut se traduire par « bouse du diable descendue de Zeus ». L'ouvrage dont  ce personnage est le héros apparaît, en partie, comme une parodie de Hegel et de l’idéalisme allemand en général.

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Les lectures polynésiennes : Moerenhout et Gerald Massey

      Des années plus tard, en Polynésie, Gauguin aura l’occasion d’approfondir la pensée de Carlyle, mais il va également découvrir, essentiellement grâce à l’ouvrage de Jacques-Antoine Moerenhout (Voyages aux îles du Grand Océan, 1837), le panthéon et les légendes de l’ancienne religion maorie. Il va largement en nourrir son œuvre peint et sculpté en redonnant un visage aux dieux de jadis. Mais les notes tirées de Moerenhout, qui constitueront l’Ancien culte mahorie, le renvoient aussi aux grandes questions métaphysiques de l’humanité, celles que son éducation religieuse lui a jadis fait découvrir dans la Bible, et qui ont trait à la création de l’univers, aux origines de l’homme et à sa destinée… Ainsi, outre l’idée d’un « principe premier », à laquelle il souscrit, et que la mythologie maorie exprime à sa manière à travers l’œuvre de Taaroa, dieu créateur de l’univers, le peintre trouve aussi, dans la transcription d’un dialogue entre Hina (la lune) et Fatou (la terre), l’explication que l’ancienne religion polynésienne donnait du caractère inéluctable et irréversible de la mort, réponse parmi d’autres à une interrogation universelle et permanente des hommes : « Hina disait à Fatou : Faites revivre ou ressusciter l’homme après sa mort. Fatou répond : Non je ne le ferai point revivre. La terre mourra ; la végétation mourra ; elle mourra, ainsi que les hommes qui s’en nourrissent. […] Ce que possédait Fatou périt et l’homme dut mourir. » Gauguin peut une fois encore mesurer le bien-fondé de la pensée théosophique qui, au-delà des particularismes religieux, permet d’identifier la part spirituelle commune à l’ensemble de l’humanité. C’est pour le peintre un pas de plus vers une adhésion au syncrétisme et à la nouvelle religion du Tout préconisée par É. Schuré.

      Gauguin va aller encore plus loin dans sa réflexion sur le christianisme lors de son second séjour en Polynésie. Grâce à Jean Souvy, un voisin de Punaauia, dans la banlieue de Papeete, il découvre en effet des extraits de La Genèse naturelle (The Natural Genesis, 1883)  de l’Anglais Gerald Massey. Il se procurera, un peu plus tard, l’ensemble de l’ouvrage. Selon l’auteur, la Bible qui nous est parvenue n’est qu’une compilation de mythes juifs issus de civilisations antérieures et le Nouveau Testament repose, pour sa part, sur une fable issue de l’Ancien. Il existe bien un Jésus historique, explique Massey, mais ce n’est pas celui des Évangiles. Il s’agit d’un certain Jehoshua Ben Pandira dont il est question dans le Talmud, un personnage accusé de sorcellerie et condamné à mort à la veille de la Pâque juive, vers 70 ou 60 avant notre ère. Issu de ce Jésus historique, celui des Évangiles canoniques est, d’après Massey, un personnage purement mythique, notamment un avatar du dieu égyptien Horus.

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      L'auteur résume sa pensée à travers un dessin (ci-contre) que copie Gauguin sur une page de L’Esprit moderne et le catholicisme : vêtu d’une tunique et la tête auréolée, le personnage est tout à la fois Horus (parfois représenté debout sur un crocodile dans l’Égypte ancienne) et Jésus dont le symbole est un poisson en raison de son nom grec ἰχθύς (ἸΧΘΥΣ : IChThUS), acronyme de Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ Υυἱός Σωτήρ (Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur). Notons que Gauguin avait eu l’occasion d’échanger sur le christianisme avec Vincent Van Gogh, protestant et ancien étudiant en théologie ; il s’était notamment entretenu avec lui de l’ésotérisme chrétien à travers ses symboles.

      Pour Gerald Massey, c’est donc ce Jésus d’essence mythique qui nous est présenté par l’Église chrétienne comme l’incarnation de Dieu, le Messie, dont les Évangélistes nous content la conception virginale, la naissance merveilleuse, les miracles et la résurrection. Signalons que la thèse mythiste de Massey, concernant particulièrement le parallèle entre Jésus et Horus, est de nos jours très contestée, mais il n’empêche qu’elle a été largement diffusée en son temps et qu’elle a, entre autres, beaucoup intéressé Gauguin, sans toutefois l’amener à renier l’Évangile. Au fond, la question de l’historicité de Jésus n’est pas à ses yeux ce qui importe le plus, comme en témoigne cet extrait de L’Église catholique et les temps modernes : « Jésus est impérissable, quelle que soit son origine, vraie ou fabuleuse. La pierre peut périr mais la parole reste. » L’Évangile demeure en effet pour le peintre un texte sublime, compatible avec l’esprit démocratique moderne d’une vision sociale plus juste, plus fraternelle, et telle est la raison pour laquelle il fait sien le reproche que Massey adresse à l’Église catholique d’en avoir fait un instrument de domination, au service des puissants.

      Mais La Genèse naturelle va également engager plus avant Gauguin dans une approche comparatiste du fait religieux. Ainsi en est-il notamment de l’idée que les dieux et les esprits de l’ancienne religion maorie sont comparables au Jéhovah de l’Ancien Testament ou au Christ de l’Évangile en tant que branches d’un même arbre mythologique. Entre autres réflexions, Massey propose aussi une interprétation de la philosophie bouddhique, coïncidence à laquelle Gauguin ne pouvait qu’être sensible, vu que Bouddha demeure,  selon  lui,  à  côté  de  Jésus  auquel il le

compare, un modèle pour tous les hommes appelés à suivre son chemin spirituel. C’est ce que semble symboliser la Bretonne en prière de 1894, une chrétienne aux yeux mi-clos et aux mains jointes qui n’est pas sans rappeler la posture de Bouddha en adoration.

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L’EXPRESSION PLASTIQUE D’UN CHEMINEMENT SPIRITUEL

Le paradis perdu

      S’il est un thème sur lequel l’artiste a multiplié les variations, c’est bien celui du paradis perdu, souvenir quasi obsédant de la théologie du petit séminaire. Probablement ravivé dans l’esprit de Gauguin, autour de l’année 1889, par la lecture du Paradis perdu de Milton qu’appréciait particulièrement Meijer de Haan, le thème apparaît à travers la caricature du peintre néerlandais, conçue comme le pendant de celle de son maître, sur une porte de placard de l’auberge de Marie Henry, au Pouldu. Sans exclure une plaisanterie de la part de Gauguin, et peut-être son désir de ridiculiser celui qui était son rival dans le cœur de l’aubergiste, Meijer de Haan est malgré tout présenté ici comme le savant juif auquel un visage clownesque et une chevelure flamboyante donnent un aspect démoniaque rappelant que, s’il éclaire l’esprit (comme le suggère la lampe posée tout près des livres), il est aussi l’ange déchu, Lucifer (lux ferre : celui qui porte la lumière, selon l’étymologie latine), un être « perdu », précisément, par son désir de savoir. C’est le seul mot lisible du titre de l’ouvrage de Milton, à la couverture jaune, particulièrement éclairée par la lampe au verre de la même couleur, dans une intention symbolique : la lumière de la connaissance a pour prix le châtiment divin d’un bonheur  perdu.

      Les pommes rappellent quant à elles le fruit fatal du récit biblique, comme c’est également le cas dans l’autoportrait de Gauguin, celui d’un être tout aussi ambigu que son élève. Un ange, certes, à la tête auréolée et aux grandes ailes stylisées, symboliquement parées elles aussi d’un jaune lumineux, car le peintre adhère au credo de Richard Wagner, repris dans le Cahier pour Aline puis Diverses choses et dont Sérusier recopie une  phrase sur un mur de l’auberge du Pouldu : l’art est « de source divine » et l’artiste a le privilège d’être  « illuminé par la lumière céleste » . Rappelons que cette conception mystique de la création artistique constitue  un  des  grands  thèmes  de  la  littérature  symboliste,  notamment  développé  par  le  Rosicrucien

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Joséphin Péladan, écrivain et occultiste alors très prisé, ou encore le poète Charles Morice, ami de Gauguin. Ange donc, en tant que messager divin à travers ce qu’il crée, le maître de Meijer de Haan, conformément à la tradition ésotérique qui se veut héritière de Satan, a également partie liée avec le diable, en tant que détenteur des secrets de l’art. Telle semble être la raison pour laquelle son visage se détache sur un fond rouge, pouvant suggérer l’enfer ; telle paraît être par ailleurs la signification de cette main surgissant d’on ne sait où et laissant onduler entre ses doigts un petit serpent, symbole de divination, rappelant le reptile diabolique qui est associé à la connaissance, dans le récit de la chute.

      Les multiples représentations d’Ève sont bien sûr, elles aussi, en relation avec le thème biblique de l’Éden perdu, qu’il s’agisse, par exemple, de l’Ève bretonne de 1889 qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre le tentateur ; qu’il s’agisse également, dans la zincographie des Misères humaines reprise des Vendanges à Arles, d’une Ève moderne, symbole du péché de chair dans une scène de tentation dont le serpent n’est pas absent, à travers la tête apparaissant en demi-teinte sur l’écorce de l’arbre.

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Ci-dessus : Meijer de Haan, Autoportrait sur fond japonisant,

1889-1890, 32,4 x 24,5 cm, Pays-Bas, Fondation Triton

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Ci-dessus : Paul Gauguin, Hina te Fatou ou Hina Tefatou (Hina et Fatou), 1893, huile sur toile,

114 x 62 cm, New York, Museum of Modern Art

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Ci-dessus : à gauche, Paul Gauguin, Bretonne en prière, 1894, détail ; à droite, Bouddha thaïlandais en adoration 

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      On peut encore évoquer les deux Ève tahitiennes de 1892. Celle d’avant la chute, Te nave nave fenua (Terre délicieuse) est encore inconsciente de sa nudité, mais elle est sur le point de cueillir une étrange fleur défendue, sur le conseil du Malin, présenté ici sous l’aspect d’un lézard aux ailes rouges : une adaptation du récit de la chute au contexte polynésien, vu qu’il n’y a ni pommier ni serpent à Tahiti. Une Ève encore innocente donc, à la différence de celle de Parau na te varua ino (Paroles du diable), une jeune femme devenue pudique parce qu’elle a désobéi en se laissant circonvenir par le « varua ino » (néologisme inventé par les missionnaires pour désigner le diable en tahitien, littéralement l’« esprit mauvais » par opposition à l’Esprit-Saint). Ce « varua ino » est un bien étrange personnage, assis derrière la jeune femme, et dont les paroles perfides sont peut-être symbolisées par les formes serpentines des feuilles de pandanus qui sont à ses pieds. Se sent-elle toutefois vraiment coupable dans cet Éden tahitien, comme peut le suggérer son petit sourire en coin ?

      Certes, la reconquête du paradis perdu de l’innocence et du bonheur ne passera plus, pour Gauguin, par le secours de la religion chrétienne qu’il a reniée. Le peintre l’entrevoit maintenant à travers un rejet de l’Occident corrompu et une adhésion à la « sauvagerie ». Il faut, bien sûr, souligner ici l’influence sous-jacente de Rousseau dont l’oncle Isidore, vieux républicain, aurait été l’initiateur auprès de son neveu Paul, au temps des années orléanaises, ainsi que l’a rappelé David Haziot dans sa biographie de Gauguin. Le mythe du bon sauvage corrompu par la société civilisée apparaît en quelque sorte comme le pendant laïque de celui de la chute ; il marque en tout cas, lui aussi, la fin d’une félicité originelle. Ainsi, pour Gauguin, le « salut » passe encore par une « conversion », même si, dans la reconquête de l’Éden perdu, les modèles ne sont plus les saints, mais leurs équivalents polynésiens, les « sauvages », restés - du moins le peintre se plaît-il à le penser - plus proches de l’innocence primitive, ne serait-ce qu’en raison de leur aspect androgyne, très perceptible dans maints tableaux et dessins de l’artiste.

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      En atténuant les caractères masculins et féminins des êtres, l’allure androgyne des Polynésiens les protège du vice, selon le peintre, en faisant d’eux « des amis autant que des amants ». Aussi semblent-ils moins étrangers à ce monde d’avant la faute qui ne faisait notamment pas de la sexualité une source de mal, de « péché », et dont la mystérieuse divinité du deuil dans la religion tahitienne, Oviri, la « sauvage », comme son nom l’indique, semble symboliser l’aspiration de l’artiste à renouer avec un état primitif.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

      La statue en grès réalisée par Gauguin en 1894 dans l’atelier du céramiste Ernest Chaplet, peu avant son retour en Polynésie, fait précisément d’Oviri une figure très androgyne, mi-femme, mi-colosse viril (Dario Gamboni a fait observer l’aspect phallique de la statue, vue de dos ; on songe aussi au Balzac de Rodin). Tout à la fois masculine et féminine, donc, elle préfigure, dans l’imaginaire de l’artiste, l’ange qu’elle engendrera, Séraphîtus-Séraphîta : « Et le monstre étreignant sa créature féconde de sa semence des flancs généreux pour engendrer Seraphitus-Seraphita », lit-on sous un dessin de l’artiste figurant au bas d’une page manuscrite de son journal tahitien Le Sourire. Il y a là le souvenir d’un roman de Balzac, d’inspiration mystique, qu’avait lu et beaucoup apprécié Gauguin : Séraphîta (1834), texte conçu comme le couronnement des « Études philosophiques » de la Comédie humaine. L’intrigue de cet ouvrage, inspiré par la doctrine du théologien et scientifique suédois Emanuel Swedenborg (1688-1772), peut  se  résumer  ainsi : tout à la fois pris pour un

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homme et pour une femme, selon l’amour que lui portent simultanément une jeune fille (Minna) et un jeune homme (Wilfrid), Séraphîtus-Séraphîta, exemple parfait de l’humanité, se transforme finalement en séraphin, image de l’être accompli dans le bonheur de l’unité et que chacun aspire à connaître après la mort à travers l’union totale de l’homme et de la femme célestes. On trouve ici un écho au mythe de l’androgyne primordial, présent chez Platon (Le Banquet) et dans plusieurs religions (celle de l’Égypte ancienne, le judaïsme, l’hindouisme…). C’est au fond une figure renvoyant à un autre paradis perdu depuis des temps immémoriaux, celui d’un état unitaire heureux. Le thème de l’androgyne était à la mode, au temps de Gauguin, dans la littérature décadente, mais vidé de son idéalité depuis l’époque romantique, car plus centré sur l’hermaphrodisme. L’auteur d’Oviri en fait, lui, un réel symbole d’harmonie, un idéal de l’être, dans le sillage mystique de Balzac. 

       Pour revenir à  la  représentation  d’Oviri, on  voit la « tueuse », ainsi que Gauguin la nommait, serrer, jusqu’à l’étouffer peut-être, un louveteau contre son flanc et terrasser un loup qui gît à ses pieds dans une mare de sang. Parmi bien des interprétations, sans doute peut-on aussi voir dans ces loups les symboles d’un monde occidental  corrompu  où  l’homme  est précisément devenu « un loup pour l’homme » , une bête féroce  dont chacun doit tuer en soi-même l’image pour se régénérer. Telle est en tout cas la volonté de Gauguin, le « loup maigre » comme le nommait Degas, et dont certains commentateurs ont vu la représentation à travers l’animal ensanglanté gisant aux pieds d’Oviri. À l’en croire, c’est à ce prix que pourra renaître en lui un « sauvage », tout à la  fois  innocent  et  heureux,  dans le décor exotique d’un jardin d’Éden tahitien. Toutefois, l’aspiration à retrouver le paradis perdu  qui  le  hante,  au  moyen  d’une  « sauvagerie »  à  laquelle  il  entend maintenant se

« convertir », peut-elle vraiment prendre corps ailleurs que dans l’imaginaire ? Telle est la question à laquelle renvoient nombre des œuvres polynésiennes de Gauguin. Le paradis prétendument retrouvé par l’artiste chez les  « sauvages » n’existe en fait que dans les images d’une Polynésie aussi irréelle qu’enchanteresse, aux multiples variantes d’une même utopie (ου ̓ τόπος «où-topos», selon l’étymologie grecque : « qui n’est en aucun lieu »), autrement dit un « nulle part » dont les paysages luxuriants de Tahiti ou des Marquises ne servent que de décor. Même si, à son arrivée à Tahiti, Gauguin se proposait, comme il l’a expliqué lui-même, de sauver quelques vestiges d’une civilisation déjà quasi détruite par les colonisateurs, sa démarche, n’a eu, par la force des choses, que peu de rapport avec celle d’un ethnologue, car les rares objets et témoignages l’ont toujours laissé sur sa faim.

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      Il demeure que c’est à partir de cet univers qu’il a recréé son jardin d’Éden, représentation rêvée d’un monde idéal, un paradis retrouvé, certes, mais sans autre réalité que les coloris chaleureux des toiles qui en inventent l’image. C’est ce que fait particulièrement ressortir la Pastorale tahitienne de 1898, telle une icône sur fond d’or, dont l’ensemble reflète une construction mentale, celle d’un monde d’avant toute faute, un jardin des plaisirs permanents du corps et de l’esprit.

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Paul Gauguin, Faa Iheihe (Pastorale tahitienne), 1898, huile sur toile, 54 x 169,5 cm, Londres, Tate Gallery

      Il arrive parfois que le peintre suggère lui-même le caractère factice de son paradis tahitien. Nave nave moe (1894) offre ainsi, à première vue, l’image d’un univers idyllique associant notamment une eau délicieuse (traduction possible du titre) à un volcan endormi et où les dieux d’hier cohabitent en toute harmonie avec les figures de la religion des colonisateurs. Ne s’agit-il pas cependant de doux rêves, selon une autre traduction du titre ? L’antique serpent du mal, dont l’énorme tête écarlate se confond, à droite, avec le décor, mais aussi la jeune Tahitienne qui renouvelle le geste fatal de l’Ève biblique, laissent à vrai dire dubitatif quant à la réalité de ce paradis retrouvé à l’autre bout du monde.

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Ci-dessus : Paul Gauguin, Nave nave moe (Eau délicieuse / Doux rêves), 1894, huile sur toile, 74 x 100 cm, Saint-Pétersbourg, musée de l’Ermitage.

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La figure de Jésus

      Un deuxième aspect important de l’influence sur Gauguin des années de petit séminaire concerne son rapport à Jésus, quasi omniprésent d’un bout à l’autre de sa production artistique depuis les séjours en Bretagne. Le rejet des dogmes de l’Église concernant sa divinité (à la suite de Massey, il finira par pourfendre la « Christolâtrie »), mais aussi le syncrétisme issu de la théosophie ne l’ont finalement jamais détourné de l’être « magnifique »  que révèlent les Évangiles. Il faut toutefois observer que so image évolue au fil du parcours spirituel du peintre. Vers la fin des années 1880, à la suite de Van Gogh avec lequel il participe, malgré leurs divergences, à la recherche d’un « nouvel art sacré », selon la passionnante étude de Debora Silverman (The Search for Sacred Art), Jésus ne cesse d’apparaître à ses yeux comme l’artiste suprême, celui qui, méprisant le marbre, l’argile ou la couleur a travaillé dans « la chair vivante » des hommes pour leur faire accomplir « le plus grand pas vers le divin », selon la formule de Renan : « Quel artiste, ce Jésus, qui a taillé en pleine humanité ! », s’exclame le peintre dans une lettre adressée à son ami Schuffenecker en septembre 1888. Après 1895, sous l’influence de Massey, ainsi que nous l’avons vu, celui en qui l’Église chrétienne reconnaît le « Christ (9) » finit par devenir pour Gauguin une figure sans doute moins historique que mythique ; du moins s’interroge-t-il à son sujet, sans vraiment trancher. Rappelons ces propos déjà cités : « Jésus est impérissable, quelle que soit son origine, vraie ou fabuleuse. »

      C’est à travers des épisodes de la Passion, des nativités, plus rarement l’institution de la Cène, que Jésus apparaît à maintes reprises dans la production artistique de Gauguin. Voici, par exemple, inspiré par le crucifix de la chapelle de Trémalo, le célèbre Christ jaune de 1889.

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9 - Par habitude sans doute, Gauguin utilise encore parfois le terme de « Christ » (équivalent de « Messie ») pour désigner Jésus, mais après sa lecture de Renan, il ne lui prête plus la signification donnée par l’Église.

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      Telles les trois Maries des Évangiles, trois Bretonnes sont agenouillées au pied d’une croix plantée au beau milieu des champs, dans les environs immédiats de Pont-Aven. La scène est aux antipodes de tout naturalisme, car Gauguin ne nous montre en rien ce qu’il voit lui-même, pas plus d’ailleurs que ce que voient réellement les trois dévotes dont le peintre transpose ici une vision intérieure, comparable à celle de La Lutte de Jacob avec l’ange dont il a été question plus haut. Sous l’effet de leur prière ou de leur méditation, les trois paysannes sont intérieurement témoins de l’agonie de Jésus, au cœur de la campagne bretonne que sa divinité transfigure dans leur esprit, comme en témoigne symboliquement le jaune de son corps qui s’étend à l’espace environnant et donne à la composition l’aspect d’une icône. Lecteur de Renan, Gauguin ne partage en rien une telle vision et certains commentateurs ont d’ailleurs vu son image à travers le personnage qui enjambe le muret, comme pour s’exclure de l’espace sacré.

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      De la conception d’un artiste aspirant à « faire œuvre créatrice divine » (Cahier pour Aline) à celle d’un véritable « Christ » qui se sacrifie sur l’autel d’un art nouveau, il n’y a qu’un pas et Gauguin le franchit sans hésiter. Voici en effet qu’il représente Le Christ au Jardin des Oliviers (1889) en lui prêtant ses propres traits. Il y a là une manière d’associer sa propre souffrance à celle du futur Crucifié entrant dans sa Passion : incomprise, sa peinture est décriée ; lui aussi se sent seul, trahi par les « Judas » que sont les critiques et les marchands d’art parisiens…

      L’artiste prêtera de nouveau ses traits à Jésus dans le tableau intitulé Autoportrait près du Golgotha (1896). Sur un fond de calvaire, apparaissent des visages mystérieux, peut-être ceux de Marie et de Jean, ceux des saintes femmes ou d’autres témoins de la Crucifixion. Dans ce tableau comme dans le précédent, l’assimilation au martyr du Golgotha révèle une fois encore l’influence de Renan qui fait de Jésus un homme parmi les hommes et donc une figure à laquelle chacun peut s’identifier ; comparée aux représentations plus rares de Bouddha, cette nouvelle image n’en témoigne pas moins, à son tour, d’une prédilection de l’artiste pour le modèle de sagesse que lui ont révélé les Évangiles.

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      Parmi les nombreuses nativités sur toile et sur papier, deux œuvres semblent significatives d’une évolution de Gauguin quant à la nature même de Jésus. Tout d’abord, voici Te tamari no atua - Le Fils de Dieu- (1896). L’étable du récit évangélique est bien là, à l’arrière-plan droit du tableau, mais le peintre superpose en fait à la naissance de Jésus celle de l’enfant attendu par sa vahiné, Pahura, que l’on voit allongée. Gauguin ne le sait pas encore, mais elle mettra au monde une petite fille qui ne vivra que quelques jours, ce que semble suggérer  (signe prémonitoire) le personnage qui porte l’enfant et n’est pas sans rappeler un « tupapau », esprit des morts

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chez les Tahitiens, seule survivance de l’ancienne religion maorie (10).

      Le titre donné à la toile est en tout cas chargé de sens et il ne faut pas se méprendre sur sa signification. Là encore, il convient de comprendre l’appellation « fils de Dieu » dans le sens que lui donne Renan : elle ne confère pas à Jésus une dimension divine, surnaturelle. Comme lui, l’enfant de Pahura, dont Gauguin anticipe la naissance, pourra se voir attribuer ce qualificatif. Telle est la signification des auréoles sur la tête de la jeune femme et sur celle de son enfant. C’est un signe de la dignité humaine, non une marque de divinité.

      Curieuse représentation de la Nativité que cette Nuit de Noël à Pont-Aven, encore nommée (peut-être par esprit de dérision) La Bénédiction des bœufs, coutume en tout cas non attestée en Bretagne, en dépit du fait que le bœuf figure, avec l’âne, parmi les animaux traditionnellement associés à la naissance de Jésus, selon l’Évangile du Pseudo-Matthieu. La date de création de cette toile est incertaine et il n’y a, à son propos, aucun consensus. Il semble toutefois possible d’opter pour la seconde période polynésienne (1898 -1899), car s’expliquerait alors la représentation de cette étrange crèche en pierre, sans doute inspirée d’un temple de Borobudur, mais amputée d’une moitié et dont on ne voit pas, de ce fait, la « Sainte Famille ». À une époque où Gauguin a lu Massey, ne suggèrerait-il pas ici son propre doute quant à la réalité historique de la naissance du Jésus des Évangiles ? Marie ne saurait être la mère agenouillée portant un bébé dans ses bras, car la Vierge de l’Église catholique n’a eu d’autre enfant que Jésus et ne peut se prosterner que devant lui. Qui adorent exactement ces deux femmes ? L’autre moitié de l’édifice serait-elle vide ?

10 - Voir le tableau Manao Tupapau (L’Esprit des morts veille), 1892.

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         Enfin,  comme  exemple  d’une  expression  artistique  de  la  grande  « religion de l’humanité » qui conduit Gauguin à faire cohabiter tous les dieux, voici, à travers une représentation de la Cène, au fond d’une vaste pièce, Jésus associé à Bouddha et à Hina, la lune (à l’arrière-plan droit). Ce tableau de 1899 a pour titre Le Grand Bouddha. En fait de Bouddha, il s’agit plutôt de Pukaki (un chef polynésien) et ses enfants, une statue vue par Gauguin au musée d’Auckland, mais comme c’est notamment le cas pour le Nabi Paul-Élie Ranson, également imprégné de théosophie, il est important pour lui d’associer Jésus et Bouddha dans un même esprit de sagesse vers lequel doivent s’efforcer de tendre tous les hommes.

Ci-contre : Paul-Élie Ranson (1864-1909), Christ et Bouddha, vers 1890, huile sur toile,

66,7 x 51,4 cm, La Haye, Gemeentemuseum

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

     Peint la même année, le tableau de La Cène (1899) associe de nouveau les trois religions de la composition précédente : l’ancienne religion maorie, à droite, à travers la lune, mais aussi la sculpture du pilier du premier plan, montrant peut-être Hina et Taaroa ; le bouddhisme, suggéré par le personnage dont la posture rappelle celle du lotus, et le christianisme, à travers la Cène, au fond, à gauche. On observera toutefois que la figure de Jésus, quoique représentée à l’arrière-plan, paraît néanmoins dominante ici en raison du halo autour de sa tête, lequel attire le regard et apporte à la composition l’essentiel de son éclairage. D’où le titre du tableau.

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La renaissance d’un panthéon disparu : deux représentations de Taaroa

      Une approche plastique du cheminement spirituel de Gauguin ne saurait enfin manquer de souligner (ne fût-ce qu’à travers un exemple), l’esprit dans lequel l’artiste s’est attaché à faire renaître les dieux polynésiens. Devant le peu d’exemples d’art sacré indigène trouvés à Tahiti, Gauguin a dû en effet réinventer les divinités de l’ancienne religion maorie, peu encline à l’anthropomorphisme dans son panthéon. Pour ce faire, l’artiste a puisé dans diverses cultures, comme c’est entre autres le cas pour Taaroa, ancêtre de tous les autres dieux et créateur de l’univers. La fantaisie créatrice rejoint ici un syncrétisme délibéré.

      Si la religion tahitienne et le bouddhisme ont une origine asiatique commune, si les religions polynésienne, chrétienne et bouddhique recèlent de nombreuses correspondances, ainsi que l’artiste en a acquis la certitude, pourquoi ne pas témoigner de cette unité, à travers l’aspect donné à Taaroa ? Comme l’écrit Gauguin lui-même dans L’Esprit moderne et le catholicisme, « cette idée du dieu créateur des sauvages […] considéré comme symbole du pur esprit éternel […] devient le principe de toutes les harmonies, le but à atteindre par le Christ, par Bouddha auparavant ».

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      Dans l’Idole à la perle, le dieu prend l’aspect d’une femme et en dépit d’un visage polynésien, il évoque un bouddha dans sa niche dorée surmontée d’une guirlande végétale, symbole de l’arbre sous lequel il a reçu l’éveil spirituel. La perle qui orne le sommet de sa tête peut symboliser le troisième œil qui, dans le bouddhisme, est celui de la vision intérieure.

     Paul Gauguin, Idole à la perle, 1892,

     bois de tamanu peint et doré, perle,

 23,7 × 12,6 × 11,4 cm, Paris, musée d’Orsay

    Paul Gauguin, Idole à la coquille, entre 1892 et 1893,

       bois de fer, nacre, dents de poisson-perroquet,

          34,4 × 14,8 × 18,5 cm, Paris, musée d’Orsay

      Dans l’Idole à la coquille, Taaroa (dieu manifestement androgyne, tel que le conçoit Gauguin) se présente cette fois sous un aspect masculin, avec des tatouages sur les jambes et un pendentif marquisien, mais surtout, des dents acérées de cannibale, car les anciens Polynésiens auraient pratiqué l’anthropophagie, du moins de façon rituelle. Cela dit, le coquillage qui désigne Taaroa comme la divinité suprême du panthéon maori n’est pas sans rappeler l’auréole traditionnelle du Christ et des saints de l’Église chrétienne. On observera par ailleurs que le dieu apparaît, une fois encore, dans la posture méditative de Bouddha ou de Shiva.

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      Telle est, chez Gauguin, ce que l’on peut nommer « la part de l’esprit », trop souvent occultée semble-t-il de nos jours, une spiritualité certes révélée par des œuvres artistiques, mais qui se manifeste aussi à travers nombre d’écrits, moins connus sans doute, mais dont on ne saurait trop recommander la lecture. Ils ont été maintes fois cités dans cet article. Loin d’être un passe-temps, l’écriture fut en effet essentielle pour l’artiste, en tant que moyen d’exprimer tout ce qu’il ne souhaitait pas ou ne pouvait pas communiquer dans ses tableaux, ses sculptures ou ses céramiques, et cela concerne évidemment, au premier chef, ses réflexions théologiques et métaphysiques.

                      © Christian Jamet, décembre 2023                                   

      L’article qui précède reprend l’essentiel de deux conférences : l’une a été présentée à la Médiathèque d’Orléans, le 11 décembre 2021, dans le sillage de la parution du livre Gauguin - Les chemins de la spiritualité (Cohen & Cohen, 2020), et l’autre au Musée de Pont-Aven, le 9 novembre 2023, dans le cadre de la célébration du 120e anniversaire de la disparition de Paul Gauguin.

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